09. Small.
On les a tellement attendus, guettés à chaque coin de rue, fiévreusement poursuivis. Pistés, suivis à la trace, remontant toutes les pistes sans en négliger aucune : ainsi, du premier album de Baxter Dury, sur lequel Utley & Barrow étaient venus en 2002 rehausser le spleen de quelques très belles chansons ; ainsi de l’album solo de Beth Gibbons, enregistré avec un ex-Talk Talk et prouvant que parfois les associations qu’on fantasme seul dans un coin de sa tête prennent parfois forme pour de bon et révèlent tout ce qu’on pouvait imaginer ; ainsi les apparitions épisodiques, celle de Gibbons encore sur l’obscur album du portugais Rodrigo Leao (aux côtés de Rosa Passos et ... Helena Noguerra, ouais).
"Small" s’ouvre sur un arpège sombre à la "Roads" ou "Wandering Star". Un arpège qui prend son temps, qui pèse, qui pioche dans les basses. Puis la voix de Beth Gibbons prend toute la place, asservit tout le spectre sonore, sans même le brusquer, un peu comme sur Out of Season. Alors se dit-on, c’est peut-être un des moments où on les retrouve le plus. On a tort. On a tort et pas parce que vont bientôt débarquer ces nouvelles orgues saturées que le trio semble désormais affectionner autant qu’un bon vieux sample de Lalo Schiffrin.
"Small", je vous le dis, mes biens chers frères, mes biens chères soeurs, est le morceau le plus apaisé que Portishead ait jamais composé. J’en vois déjà des qui ricanent, des qui m’objectent les déflagrations sonores qui viennent zébrer le paysage comme autant d’éclairs balancés à tour de bras. Ne vous fiez pas aux apparences : Beth chante bien ici notre petitesse, notre insignifiance, et les vents contraires qui nous balancent dans les cordes. Elle donne une voix aux éclopés, aux boxeurs qui ont les arcades comme des champs de bataille, aux boiteux dont la démarche n’est plus qu’une parodie.
Oui, mais voilà. Elle vous dit aussi qu’elle se sent pardonnée d’être ce qu’elle est devenue ; à nous elle affirme qu’il est normal de n’être qu’un homme. Qu’il y a une certaine beauté dans la reddition. Que ce sont toujours les perdants qui sont magnifiques, jamais les vainqueurs.
Il ne reste plus dès lors qu’à pousser le son une dernière fois, à exhiber les marques et les blessures comme autant de trophées, à se laisser aller comme si la possibilité d’un lendemain ne nous concernait même pas. Alors les orgues rugissent et saturent, alors la guitare envoie des étincelles dans tous les sens, des petits fils de lumière qui s’éteignent avant même d’avoir touché le sol.
Et alors que la batterie prend des airs martiaux, on se prend tous à marcher de concert, comme une armée qui défile. Sous les fourches caudines, peut-être. En se traînant, sans doute. Mais apaisés. -(G.)
10. Magic Doors.
Un signal sonore, entre fin de programme nocturne télévisuel et mise à niveau harmonique, précède un énoncé assez proche de ce qu’était le groupe sur ses deux premiers albums. Tous les instruments (motif minimaliste de fanfare samba, ligne vocale typiquement gibbonsienne et accords de piano compressé) semblent d’ailleurs joués d’une seule main ou les yeux bandés, comme s’ils étaient les fantômes du Portishead d’avant, mais des fantômes qui reviennent de loin. Ici, nul retour vers le futur façon Siver Apples, pas de régurgitation IDM, aucun fragment grime ou envolée Krautrock mais juste une mélopée sinueuse, mi-corne de brume, mi-trompette de la mort, qui court d’abord le long des couplets, s’estompe le temps du refrain pour s’installer le temps d’un break échappé d’on ne sait où - peut-être "The Wailing Wall" de The Cure.
L’auditeur se retrouve en terrain familier et pourtant l’ensemble est plus dynamique qu’autrefois, comme s’il était confronté à un remix sans connaître la version originale - expérience délicieuse pour qui se souvient de remixes passés pas très convaincants. Cette dynamique des sons, cet éventail des fréquences, c’est sans doute la nouveauté de cet album, ce qui nous manquait peut-être sur leurs précédents albums, faits de pics et de chutes. En s’éloignant du collage hip hop / musique de films et en s’immergeant ici dans son propre matériau, le groupe nous comble.
On peut déceler dans Third trois catégories de morceaux :
- ceux qui sont arrêtés brusquement (comme "Silence"), comme s’il s’agissait de frustrer l’auditeur de sa jouissance à écouter jusqu’au bout un "beau morceau" ;
- d’autres qui s’arrêtent à point nommé, auxquels il n’y a rien à ajouter ;
- enfin, certains qui bénéficient d’un fade out, classique fin ouverte, plus confortable aussi pour une écoute qui se fait forcément moins attentive de nos jours.
Si "Magic Doors" appartient à la troisième catégorie, son statut de morceau-fantôme, entre rescapé de Dummy et nouveau contaminé par la moiteur qui règne sur ces 11 plages, lui épargne pourtant une écoute distraite et en fait l’entrée dérobée de Third : un po(i)nt entre le meilleur combo de genre trip hop du siècle dernier et un groupe qu’on (re)découvre en 2008, toujours plus aventurier.-(R.)
11. Threads.
Comment conclure un album aussi colossal que Third ? Comment mettre un point final à ce mélange de noirceur, de résignation et de dérives chahutées ? A cette odyssée en eaux troubles ? Après avoir navigué sur un vieux navire grinçant à la voilure noire, après avoir pris le vent, frôlé des récifs menaçants et lutté contre le mauvais grain, où arrive-t-on au final ?
"Threads" ne donne aucune piste formelle, aucune vérité irrémédiable. "Threads" ne dit qu’une seule chose : l’incertitude ; que les étés peuvent laisser la place aux ciels les plus gris, que tout passe - le grand soleil comme l’orage le plus sauvage, qu’il ne faut se fier à rien. Que tout est éphémère et périssable. Trompeur, donc. Qu’en naviguant contre la marée ou en se laissant porter par le courant, on arrivera peut-être au même point. Et que s’il arrive que des naufragés gagnent finalement un rivage clément, ils entendront toujours l’appel au large des cornes de brume dans le lointain, le rappel sinistre qu’à quelques encablures de là tout est déjà très différent.
Alors soyons désinvoltes, ne soyons sûrs de rien. -(G.)